Tous les chantiers de recherche que l’on s’est efforcé de travailler touchent aux conditions de production-réception de la presse ancienne et à l’étude de son contenu. Après s’être un moment fixé sur le premier XIXe siècle, le champ de ces recherches s’est élargi aux origines mêmes de la presse française, couvrant les XVIIe et XVIIIe siècles. Selon trois axes prioritaires. L’histoire de la presse doit être une histoire financière et économique, une histoire sociale, enfin elle doit apporter sa contribution à l’histoire de la culture. – Financière et économique : quels sont les budgets des feuilles étudiées (coûts de rédaction, d’impression ; formes et frais de distribution ; recettes des abonnements, de la vente au numéro, des annonces). – Sociale : quels sont les origines sociales, la carrière, la fortune, les revenus des propriétaires et des rédacteurs des feuilles en question. Comment ont évolué les journalistes et le journalisme, depuis les gazetiers de l’Ancien Régime, les journalistes de la presse d’opinion au temps de la Révolution et du premier XIXe siècle, jusqu’aux débuts de leur progressive prise de conscience d’une identité professionnelle. Est-il possible de dresser une sociologie de leurs abonnés, de leurs lecteurs ? – Culturelle : le contenu des feuilles étudiées doit être compris comme le discours qu’une société – les rédacteurs et leurs lecteurs – prononce sur elle-même. Les méthodes d’une analyse de contenu comparative, voire quantitative, doivent être utilisées.
Deux exemples sont ici présentés pour illustrer tout cela : quelques mots sur la thèse d’État – L’Annonce et la nouvelle. La presse d’information en France sous l’Ancien Régime (1630-1788), Voltaire Foundation, Oxford, 2000 – puis sur la longue enquête – Dictionnaire de la presse française pendant la Révolution, 1789-1799. La presse départementale, 7 vol., Centre International d’Étude du XVIIIe siècle, Ferney-Voltaire, 2005-2022.
La thèse propose ces trois histoires sur la longue durée des deux derniers siècles de l’Ancien Régime, depuis le temps de Théophraste Renaudot, jusqu’à la veille de la Révolution. Son ambition a été de comprendre comment et pourquoi s’est alors progressivement constitué un véritable système d’information. Pourquoi l’annonce – l’annonce particulière (les petites annonces d’aujourd’hui) et l’annonce marchande (ce que nous appelons la publicité) – voisina-t-elle si tardivement en France avec la presse, alors que Renaudot fonda l’une et l’autre au début des années 1630 ? Pourquoi la Gazette refusa-t-elle l’annonce, resta-t-elle un support vierge de tout contact marchand, alors que ses réimpressions provinciales, de même que les gazettes de Hollande et le Mercure galant leur furent ouverts dès les années 1680 ? Pourquoi cette absence d’annonces, alors que la société française en éprouvait le besoin, comme le prouve la multiplication des placards muraux et des billets ou tracts dès le XVIIe siècle ?
L’ouvrage réexamine les initiatives de Renaudot et les situe dans une perspective où est réévalué le rôle de son Bureau d’adresse dans l’histoire de la publicité, de même que l’est celui de la Gazette dans celle de l’information. Cette histoire de la presse est donc accompagnée d’une histoire de la publicité. Quels étaient les supports les plus employés par cette dernière ? Quand apparurent les placards et les billets ou tracts ? Quand devinrent-ils d’un emploi généralisé ? Qui les employa surtout, et pour quoi faire ? Quand apparurent les afficheurs ? Quand le pouvoir chercha-t-il à les contrôler ?
Les annonces s’épanouirent dans la presse au milieu du XVIIIe siècle, grâce aux Annonces, affiches et avis divers, une presse nouvelle qui évolua vite vers le support mixte, puisqu’elle accueillit un contenu rédactionnel qui devint parfois plus important que les seules annonces. Cette nouvelle presse d’annonces était-elle l’héritière des initiatives de Renaudot, ou bien faut-il lui voir une autre origine ?
Cette mise en perspective pose aussi le problème du privilège de la Gazette, de sa propriété, de son étendue. Malgré cette étendue, comment expliquer que la Gazette fut concurrencée par les gazettes imprimées en langue française à l’étranger, en Hollande, à Bruxelles, en Allemagne, à Avignon, et qui toutes pénétraient sans difficulté apparente dans le royaume ? Comment étaient diffusées toutes ces feuilles, par la poste ou par le biais des réimpressions locales, et à quelles conditions ?
Outre cette mise en perspective, est proposée une méthode. Toute histoire de la presse doit être interne autant qu’externe. Toute histoire de la presse se doit aussi d’être comparative. Histoire interne, elle doit nécessairement s’appuyer sur une étude exhaustive et systématique du média lui-même, c’est-à-dire des collections qui en sont conservées. L’étude doit être tout à la fois qualitative et quantitative. Ce doit être une description fine de l’espace-papier : format, pagination, titre, décor, enfin et surtout système rédactionnel, c’est-à-dire l’ensemble des rubriques. De la Gazette aux Affiches, la presse d’information passe à un rubricage de plus en plus soigneux, à une mise en ordre du contenu de plus en plus rigoureuse, parce que ce contenu devient de plus en plus varié.
Après cette première description du système rédactionnel, doit venir l’analyse du contenu proprement dite. L’ouvrage présente une analyse catégorielle du contenu, tout autant pour la Gazette que pour les Affiches. Pour être efficaces et produire des résultats interprétables, cette description et cette analyse se sont voulues comparatives, seule méthode pour mieux apprécier l’originalité de telle ou telle formule, de tel ou tel contenu. La comparaison a été menée dans la synchronie – entre les diverses collections de l’édition parisienne de la Gazette, entre ses différentes éditions provinciales, entre les différentes Affiches, et cela pour une même année –, ou bien dans la diachronie, afin de présenter des évolutions significatives – par exemple pour la Gazette en 1640, puis un peu plus tard pendant la Fronde. Ainsi ont été mieux perçues les différences, les similitudes, les évolutions. Cette description morphologique puis cette analyse du contenu permettent de mieux comprendre le travail du journaliste, saisi dans son action de communication. Un travail qui ne peut être restitué sans prendre en compte son environnement socio-historique, sans prendre en compte les attentes et les goûts du public auquel il s’adresse, sa composition sociale, etc. D’où une histoire qui doit être également externe.
Toute histoire de la presse se doit d’être externe parce qu’elle doit prendre en compte l’amont et l’aval du média. Tout ce qui participe de près ou de loin à la rédaction et à la fabrication du média concerne cet amont : entreprise, rédaction, source d’information, pressions plus ou moins fortes de l’environnement politique, social, etc. Ici, l’histoire de la presse est tout autant politique, économique, matérielle. L’aval est tout aussi important. Une véritable histoire de la presse doit prendre en compte non seulement les abonnés et les lecteurs, pour qui les feuilles étudiées ont été rédigées, mais aussi le ou les systèmes de distribution, leur évolution. Ces systèmes de distribution – réimpression ou acheminement postal – ont été jusqu’ici certainement trop négligés des historiens, et dans leur organisation et dans leur coût économique. Il apparaît que le monopole postal, très tôt affirmé en France, n’a pas été sans conséquence sur les méthodes de distribution, bien sûr, mais aussi sur le format et le contenu des anciennes gazettes. Pour restituer cet amont et cet aval, toutes les sources d’archives disponibles ont été sollicitées. Ainsi s’est-on efforcé d’écrire une histoire totale de cette presse ancienne.
Alors qu’était ainsi restitué dans son ensemble l’univers de la presse provinciale des années 1750-1788), il parut nécessaire de poursuivre cette enquête au-delà de l’Ancien Régime. Le Dictionnaire de la presse française pendant la Révolution, 1789-1799. La presse départementale, répondait à quelques réflexions préliminaires formulées au début de son premier volume : « Pendant la période révolutionnaire (1789-1799), de très nombreux journaux ont été publiés dans les départements. Quelle a été l’ampleur de ce phénomène et dans l’espace et dans le temps ? Quelle fut sa géographie nationale ? Quelles furent les grandes périodes de création, quels furent les grands moments de disparition des titres, pourquoi et comment ? Ces progrès et ces reculs furent-ils les mêmes partout, ou bien furent-ils propres à chaque région voire à chaque département ? Quels furent les courants politiques les mieux servis ? Quelles ruptures dans la forme et dans le contenu la Révolution provoqua-t-elle dans les journaux provinciaux ? Comment les Affiches, annonces et avis divers de l’Ancien Régime parvinrent-ils à s’adapter aux nouveautés des temps ? Toutes ces questions et bien d’autres ne pouvaient être éclairées qu’en prenant une exacte mesure des dimensions du phénomène, c’est-à-dire en inventoriant de la manière la plus exhaustive, tous les titres parus pendant la période. »
Les 665 journaux alors publiés ont tous été l’objet d’une notice structurée en vingt entrées. Tout d’abord l’identification du journal (entrées 1 à 4) : titre ou titres successifs, dates de fondation et de disparition, périodicité, lieu d’édition et zone principale de diffusion. Suivent les entrées 5 à 7 concernant les animateurs (propriétaires, rédacteurs et imprimeurs). Viennent ensuite (entrées 8 et 9) les chiffres de tirage (s’ils existent), les tarifs d’abonnement et les modes de distribution, tous éléments qui peuvent bien sûr évoluer au cours de la vie du journal. Les entrées 10 à 15 se veulent purement descriptives : format, numérotation des livraisons, présentation du frontispice (si un recueil annuel, semestriel ou trimestriel a été prévu par l’éditeur), nombre de pages au numéro, présence ou non de suppléments, description précise de la forme typographique (décor, disposition de la numérotation et de la pagination, du titre, des dates, nombre de colonnes). Dans les entrées 16 et 17 sont analysées la tendance politique du journal (de manière souvent très développée, car comment décider de son orientation sans donner plus ou moins longuement la parole à son ou ses journaliste[s] par des articles reproduits en extraits ou complètement) et la succession des principales rubriques. Les dernières entrées (18 à 20) présentent les sources : lieux de conservation des journaux (cotes, état des collections avec le détail précis des lacunes), sources d’archives liées au journal, bibliographie des travaux déjà publiés. Ce Dictionnaire n’est donc pas seulement un catalogue de la presse départementale pendant la Révolution. Il veut apporter une histoire renouvelée des journaux et des journalistes, il veut aussi proposer une méthode scientifique d’approche du journal, une méthode généralisable à toutes les périodes de l’histoire de la presse. (Avertissement de son t. VI, 2022)
Pour conclure ces quelques rapides réflexions de méthode, voici une introduction et une conclusion.
Une introduction à l’article « Aux origines de la ‘rubrique’ dans la presse : des gazettes de l’Ancien Régime aux journaux de la Révolution », Communication et langage, n°171, mars 2012, p. 99-111.
« L’historien des médias se doit de réfléchir sur l’objet journal, sa forme, son contenu, leur fonction auprès du ou des public(s) visé(s), le journalisme qui les a produits. Un texte journalistique, quelle que soit l’époque à laquelle il a été émis, est engagé dans un présent, une actualité pour lui donner du sens auprès d’un public, en fonction d’un système de valeurs plus ou moins commun à ce dernier et aux journalistes. Ce texte est proposé dans une gazette, un journal, un magazine ou une revue : un espace papier construit de manière à ordonner l’information, mais aussi à faciliter la lecture selon un contrat tacitement passé avec le public. D’où ce que j’ai appelé le ‘système rubrical’, dans lequel la succession des rubriques, leurs effets de mise en page et de mise en forme sont proprement consubstantiels au contenu proposé à la lecture. Il n’y a donc rien de moins aléatoire et de plus construit, et cela dès les premières gazettes. Aussi n’est-il pas inutile d’en examiner les origines. Alors que le mot de ‘rubrique’ n’existe pas encore dans cette acception journalistique, sa réalité est déjà fort présente dès le temps des premières gazettes. Les ‘systèmes rubricaux’ deviennent plus complexes au XVIIIe siècle et au temps de la Révolution, gazettes et journaux essayant tous les formats et tous les ‘systèmes rubricaux’ alors possibles pour juxtaposer des espaces textuels de statuts et de contenus différents, mettre en ordre l’information et créer des habitudes de lecture. »
Une conclusion de l’ouvrage La Presse dunoise au XIXe siècle. L’Écho dunois et Le Patriote de Châteaudun : premiers jalons pour une histoire du journalisme dunois (1819-1915), Société dunoise, Archéologie, Histoire, Science et Arts, 150e anniversaire, Actes du colloque, 17 mai 2014, vol. I, , Châteaudun, 2015.
« Encore que cette étude soit déjà fort longue, elle ne prétend pas avoir épuisé toute la richesse du réel. Il s’agit seulement de premiers jalons pour une histoire du journalisme dunois, depuis la création de la Feuille d’annonces… de Châteaudun en 1819, jusqu’à la disparition de L’Écho dunois en 1915. Jusqu’en 1879, L’Écho dunois et l’imprimeur Lecesne règnent sans partage sur Châteaudun et son arrondissement. Mais ayant adopté depuis 1849 une couleur conservatrice de plus en plus affirmée, ils doivent faire face à la fondation du Patriote de Châteaudun et à l’établissement d’une deuxième imprimerie défendant tous deux des positions républicaines, depuis l’opportunisme des débuts jusqu’à un radicalisme modéré à la veille de la Grande Guerre 1914-1918. Après avoir présenté les conditions du lancement de ce dernier journal, on s’est efforcé de pénétrer dans les rédactions du Patriote et de L’Écho, pour rendre un peu de vie à tous ces hommes et à leurs idéaux politiques. Outre les journalistes, les journaux ont été présentés dans leurs formats, leurs manchettes, leurs systèmes rubricaux. C’était la meilleure méthode pour rendre compte de leurs querelles politiques, dans lesquelles chacun d’eux, chacun de leurs journalistes ont été enfermés dans ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui un jeu de rôle dont il leur était impossible de sortir : l’échec de la conversion républicaine de L’Écho en 1893 vient le prouver. Pour l’un la conservation, le royalisme, le cléricalisme et bientôt l’antisémitisme et le nationalisme, pour l’autre les idées de progrès, la laïcité et l’anticléricalisme, la démocratie… D’où des polémiques dures et sans fin, dont les acmés se situent toutes les années d’élections, municipales autant que législatives, et il y en eut beaucoup. Au-delà de ces polémiques ardentes, souvent haineuses, les journaux ont dû s’approprier plus ou moins facilement les formules journalistiques venues de Paris, bien connues de leurs lecteurs, afin de ne point les perdre : irruption de l’événement à la ‘une’, grands titres visant la sensation, éditions supplémentaires en cas d’actualité surprenante ou pressante, mais aussi préparation d’un événement prévisible, la célébration répétée de l’anniversaire du 18 Octobre [1870, lors de la résistance héroïque de la ville face aux Prussiens], où il fallut s’efforcer de montrer quelque imagination pour renouveler un sujet traité bien des fois : là aussi, les grands titres, mais aussi les illustrations sont employés avec des bonheurs divers. […]
« Il y a encore bien des points à éclaircir. Les grandes crises de la République, le Boulangisme, le scandale de Panama, l’Affaire Dreyfus, la Séparation de l’Église et de l’État, la montée du nationalisme, celle du socialisme ont forcé les deux journaux à se situer, on devine déjà dans quel sens, mais tout cela demanderait à être précisé. Les principales réalisations urbanistiques des municipalités successives de Châteaudun sont déjà assez bien connues, mais elles ne se sont pas faites sans contestations ni querelles : les deux journaux les contiennent toutes, et sont une véritable matière première pour la restitution des enjeux d’intérêt ou de pouvoir. Une étude fine des rubriques locales (faits divers ou autres petits ou grands événements) permettrait une histoire culturelle plus complète des représentations et des imaginaires sociaux et spatiaux du Dunois, alors que s’éloignait le temps des grands notables conservateurs, et que la République installait un nouveau personnel politique. Les romans-feuilletons de bas de page, réservés à la lecture féminine, répétait souvent Le Patriote, demanderaient au moins un inventaire de leurs titres, une mesure de leur durée. Les choix des deux journaux renvoient-ils vraiment à leur orientation idéologique ? Leur quatrième page, porteuse d’annonces et surtout de publicités n’a pas été étudiée, mais l’on sait déjà qu’elle révélerait les innovations commerciales et industrielles, les avances et les retards… Il y a donc encore à faire pour qui voudrait continuer cette histoire. Cette étude voudrait seulement avoir dégagé quelques méthodes et quelques voies qu’il est nécessaire d’emprunter, lorsque l’on s’engage dans l’histoire des journalistes et des journaux. »